
Question : Quel était le contexte qui entourait les événements du 17 octobre 61
Gilles Manceron :
On est à la fin de la guerre d’Algérie, on ne le sait pas encore, mais les demandes en France sont de plus en plus fortes pour qu’on arrête cette guerre absurde qui avait fait des milliers de morts et qui n’aboutissait à rien.
A l’époque, les indépendantistes algériens sont souvent massés dans les frontières de l’Algérie (dans les maquis) et en position difficile étant donné les moyens de l’armée française. Mais ils avaient remporté des victoires diplomatiques majeures aux Nations Unies et la politique diplomatique du GPR leur a permis d’être de plus en plus reconnu. La France, de son coté, est de plus en plus isolée.
La fin de la guerre approche donc et le général De Gaulle, chef de l’État, a à partir de septembre 1959, laissé apparaître une volonté de négocier ce qu’il appelle d’abord l’autodétermination, ensuite l’indépendance de l’Algérie.
Les négociations avec le gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) dites, d’Évian (elles ne se dérouleront pas toutes à Évian pour des raisons de sécurité) commencent en mai 1961. On est donc dans la phase finale de la guerre alors que ce tournant du Général De Gaulle en faveur de l’indépendance négociée n’est pas accepté par l’ensemble de ceux qui l’avaient soutenu lors de son accession au pouvoir en mai 58.
En effet, le premier ministre, Michel Debré, le ministre de l’intérieur, Roger Frey et notamment le préfet de police de la scène Maurice Papon sont hostiles à cette indépendance négociée avec le FLN.
Question : Dans ce contexte, quel était l’intérêt d’instaurer un couvre-feu réservé uniquement aux algériens ? Gilles Manceron
Gilles Manceron :
Ce couvre-feu, instaurée au début du mois d’octobre 61, fut l’initiative de ceux, qui au sein du gouvernement, ne voulaient pas que les négociations avec le GPR et le FLN se poursuivent sans accroc et aboutissent à une indépendance. Ils voulaient à tout prix sauver ce qui pouvait l’être (en tout cas dans leurs esprits) de l’Algérie française ; d’où une tension au sein même du gouvernement.
Il y a des éléments en France qui attaquent ouvertement le général De Gaulle et qui tentent même de l’assassiner à l’automne 61. Il a été la cible d’un attentat sur la route de sa résidence de Colombey les Deux Églises avec des explosifs au bord de la route et des tirs d’armes automatiques sur sa voiture. Un attentat dont il s’échappe par miracle grâce à un chauffeur courageux et habile.
Donc, il y a ceux qui veulent tuer le Général De Gaulle, qualifié de traître à l’Algérie française, et puis il y a ceux qui, au sein même du gouvernement, veulent continuer à faire la guerre au FLN… si je puis dire.
Alors que le Général De Gaulle avait décrété, dès l’ouverture des négociations d’Évian, une trêve unilatérale des opérations militaires en Algérie il faut savoir que, d’une part, certains militaires, sur place, continuent à agir comme s’ils n’avaient pas reçu d’ordre de Paris.
D’autre part, certains de ses ministres veulent lui compliquer la tâche en tentant de sauver tout ce qui peut l’être. Si ce n’est le maintien de l’Algérie française, il s’agira de garder un bout du Sahara ou la souveraineté directe de la France sur une bande côtière ou des villes dans lesquels résidaient la plupart des Européens.
Le Général De Gaulle, qui avait bien compris ce qui se passait, avait retiré au Premier Ministre, Michel Debré, la responsabilité de la politique algérienne de la France. Il confie cette mission à Louis Joxe qu’il a chargé des négociations d’Évian.
Ceci dit, de peur de se voir lâché par tous ceux qui l’avaient soutenu en mai 58, à l’image de Jacques Soustelle, ministre du premier gouvernement, le Général De Gaulle accepte la demande de Michel Debré de lui laisser la gestion du maintien de l’ordre en France.
N’étant pas parmi ceux qui veulent assassiner le chef de l’État, mais hostile à la politique algérienne du Général, Michel Débré est, à mon sens, le premier responsable dans le déclenchement du couvre-feu puis de la répression du 17 octobre.
Question : au lendemain de cette manifestation pacifique, quelle a été la réaction du général De Gaulle et le reste du gouvernement français ?
Gilles Manceron :
La répression avait été complètement niée par le Préfet de Police, le Ministre de l’Intérieur et le Premier Ministre. Le récit qui a été diffusé par les autorités policières et le ministère de l’intérieur est que le FLN a tenté de tirer sur des policiers avec des armes à feu et de faire une espèce d’opération armée dans Paris. La police a dû se défendre.
C’est ça qui est raconté par Maurice Papon et c’est ça qu’il continuera à répéter pendant plus de 20 ans y compris dans son livre de mémoire paru dans les années 80. A l’époque, c’est ce mensonge qui est diffusé par les autorités françaises mais le Général De Gaulle, n’est pas dupe. Il apprend assez vite ce qui s’est produit dans les rues de Paris.
Un document retrouvé récemment grâce à un processus d’ouverture timide des archives opéré en décembre 2021, a permis à un journaliste de Mediapart, du nom de Fabrice Arfi, d’effectuer des recherches et d’accéder à des documents qui n’étaient pas consultables auparavant ; notamment la réaction du Général De Gaulle lorqu’il a appris que des policiers ont tiré contre des civils algériens désarmés et que cela a fait X morts.
Le Général De Gaulle trouve la situation inadmissible. Il considère même qu’il faut sanctionner ces policiers ; mais pour les raisons que j’ai évoqué auparavant, c’est-à-dire sa majorité fragile et les défections au sein de cette même majorité de la part de ceux qui ont rejoint carrément l’Organisation Armée Secrète (OAS), il renonce à sanctionner les policiers assassins dans une optique plus globale et plus essentielle pour lui à savoir : aboutir à une signature à Évian et passer les clés du pouvoir au FLN et de faire, dans la mesure du possible, une transition vers l’indépendance la moins problématique possible.
Question : Au lendemain de ces évènements, quelle a été la réaction de la société civile française, des intellectuels et des médias ?
Gilles manceron :
Peu de gens ont été témoins. Les civils et les passants parisiens ont été, très rapidement, écartés des lieux de répression et du massacre.
Peu de gens, sauf quelques français partisans de l’indépendance algérienne qui aidaient le FLN à travers des réseaux de soutien. Certains d’entre eux, avaient même été prévenus par la fédération de France du FLN de cette riposte sous forme d’une manifestation pacifique dans la rue, des civile désarmés endimanchés pour refuser le dit couvre-feu.
Certains membres de ce réseau de soutien étaient même invités à être les témoins dans les rues de ce qui se passerait et s’il y avait une répression. Plusieurs personnes qu’on pourrait citer, ont par la suite apporter des témoignages. A titre d’exemples, nous avons François Maspero, l’éditeur à l’origine de beaucoup de publications favorables à l’indépendance algérienne, censurées évidemment. Je citerai, également, Claude Grossmann de la revue les temps modernes de Jean-Paul Sartre.
Des Français était témoins mais peu très peu ont vu la violence et la répression.Des photographes ont pris des images aussi.
Ça a été le cas de Elie Kagan, un photographe indépendant, qui publiait des photos au quotidien libération de l’époque et qui a été prévenu lui aussi pendant les faits. Il a pris son scooter, il a sillonné Paris en prenant le maximum de photos dans le métro, à la sortie de métro et jusqu’à Nanterre où il a photographié des blessés ou des gens vraiment en très mauvaise posture dans le quartier des pâquerettes à Nanterre, pas loin du bidonville qui était un des points de résidence de l’immigration algérienne.
Je pense aussi au photographe du journal L’Humanité qui s’appelait Georges Azenstarck. Il était au bureau et avait pris des photos du balcon. Puis, il était descendu dans la rue et il en avait pris d’autres. Certaines photos ont été publiées mais pas tout le reportage qu’il avait réalisé …
Question : Mais la presse on avait très peu parlé à l’époque voir a plutôt relié la version officielle non ?
Gilmant Manceron :
La presse a communiqué selon les éléments de langage des autorités officielles de la France et de la préfecture de police de Paris : « pour nous protéger des terroristes qui nous menacent et qui peuvent provoquer des attentats ici ou là … »
Les Français ont tendance à créditer la version de la police du Ministère de l’Intérieur et du gouvernement. Peu de gens ont été témoins de brutalité policière directement. On leur a dit « le FLN nous attaque, il faut que la police réponde » et puis c’est tout !
Le lendemain de la manifestation, la presse française de l’époque, y compris un quotidien comme Le Monde, reprend globalement la version policière et ce n’est que quelques jours plus tard, qu’ils se rétracte et corrige le tir, si je puis dire. Ce n’est que par la suite que des hebdomadaires comme France Observateur et Témoignage chrétien, journal chrétien de gauche de la résistance, publient des informations sur la répression policière.
Question : à quel moment le voile se lève sur la réalité des faits ?
Gilles Manceron :
Il faut attendre les années 80, et l’élection de François Mitterrand, non pas tant en raison de Mitterrand lui-même (qui n’a pas été très favorable à l’indépendance algérienne …) mais le contexte de la gauche au pouvoir qui a encouragé l’audiovisuel de l’époque a gagné en autonomie.
L’un des premiers reportages sur une chaîne publique qui parle du 17 octobre 61, est celui du journaliste Marcel Trillat, qui était un cégétiste communiste et qui avait été informé à l’époque de ce massacre. Il réalise, les larmes aux yeux, un reportage qu’il présente au journal télévisé sur cette journée.
Donc, au milieu des années 80, il y a pour la première fois des révélations sur ce qui s’est vraiment passé et qui montrent que la version officielle était mensongère. Des reportages télévisés mais aussi des journaux comme le quotidien libération de ces années-là publient des articles parlant des morts du 17 octobre 61. Les langues se délient peu à peu.
Il y a aussi le contexte des premières marches, celle qu’on a appelé, très improprement, « la marche des beurs » en décembre 83. Une marche pour l’égalité qui a convergé sur Paris en demandant de mettre fin aux discriminations et aux violences contre les jeunes d’origine maghrébines en France à la suite d’un certain nombre de violences policières. En 1984, une autre marche est enclenché sous le nom de « convergence ».
Il y a un contexte de libération de la parole, y compris par des jeunes issus de l’immigration qui ont eu le récit de leurs parents. Il y a aussi des gens comme les fondateurs de l’association « Au nom de la mémoire » qui ont beaucoup travaillé sur ce retour de la mémoire du 17 octobre 61.
Je pense à des gens comme Mehdi Lalaoui ou Samia Messaoudi. Ces militants effectuent un travail pour relater ce que leurs parents leur avaient raconté. Ainsi, il y a une mémoire de l’immigration qui ressort au milieu des années 80 et alors il y aussi, le travail de Jean-Luc Einaudi qui est très important sur la vérité de cet événement.
Question : A quel moment on peut dire que la problématique du 17 octobre 61 et les débats qu’elle suscite sont passés de la sphère quasi fermée des porteurs de la mémoire à une sphère plus élargie de la société française ?
Gilles Manceron :
Ce sont les livres de Jean-Luc Einaudi qui ont été l’élément décisif. Il rédige, en 1990, « La bataille de Paris » que l’éditeur publie même si c’était un brûlot ; quelque chose qu’on n’avait jamais dit auparavant. Il (Jean-Luc Einaudi) y fait des listes et une chronologie méticuleuse avec tous les incidents qu’il avait relevé à ce moment-là et qui démontrent les violences policières. Plus tard en 2001, il publie un autre ouvrage qui apporte d’autres précisions.
Même si certains milieux contestent la position d’un homme qui prétend faire l’histoire sans être universitaire, les ouvrages de Jean-Luc ont été essentiels. Certains universitaires ont tenté de le contredire mais sa version était tellement bien argumentée et s’appuyait sur des faits crédibles ; ce qui a permis de faire basculer l’opinion sur la réalité des faits.